IL NE PEUT RIEN M’ARRIVER

Réveil à 5 heures. Je m'habille rapidement, bois un verre de jus de fruit, puis j'attrape mes sacs et quitte en silence l'appartement de Vincent, l'ami qui m'a hébergé pour la nuit. Je descends la rue Jean-Jacques Rousseau, m'attendant à devoir à marcher pendant 20 minutes jusqu'à la gare SNCF. Mais bonne surprise, les tramways sont déjà en service.

Il est 5h45 lorsque j’entre dans le hall nord de la gare de Nantes. Patienter jusqu’à 6h04. Tiens, je boirais bien un café.

Le bar « Foodissimo » n'est pas encore ouvert. Foodissimo ! Un champion du marketing a été payé une fortune pour trouver un nom aussi ridicule ! Je sors du hall, pose mes sacs, allume une clope.
J’ai encore 10 minutes devant moi. Panneau d’affichage : Roissy-TGV voie 52, train prévu à l’heure.

Tout va bien. Il ne peut rien m’arriver.

Réflexe : griller une dernière clope, juste une petite, vite fait, dans le train je ne pourrai pas. Une voix dans ma tête : « T’es sûr ? »,
- Ouais, juste une dernière avant de rejoindre le train ! »

Sur le boulevard, un tramway s’arrête, déverse quelques passagers pas complètement réveillés. Les roulettes des valises claquent sur la bordure du trottoir. « 6h01, allez j’y vais ! »
Je descends dans le tunnel sous les voies. Trois minutes devant moi, j’ai tout le temps. Les panneaux égrènent voie 1, voie 2, voie 3, voie 4, voie 5... la voie 52 est forcément la suivante, obligé.

Pas de voie 52 ! Je croise deux employés SNCF. La voix inquiète dans ma tête : « Demande-leur où se trouve la voie 52 ! » Je ne leur demande pas. Il ne peut rien m’arriver. Je tombe alors sur un panneau indiquant que la voie 52 est derrière moi. « Merde, je suis passé devant ! »
Demi-tour. L'inquiétude monte d'un cran, mon front dégouline. La voix s’affole : « Putain, grouille-toi, cours ! » Je ne cours jamais, courir c’est nul, ça essouffle.
Bon ok, je cours !

Escalier vers la voie 52, enfin. Je m'y précipite. Mes sacs font des bonds dans mon dos et sur mon torse, les bretelles me labourent les épaules à chaque marche.
6h03, le train m’attend forcément là-haut.

Il ne peut rien m’arriver.

Haut des marches : rien, pas de train. « Bon sang, est-ce que les trains ne sont pas censés se trouver là où je les attends ? Où est cette maudite voie 52 ? » Là-bas, sur la gauche, dans le prolongement de la voie 1 ! « Putain j’ai chaud ! » Plus qu'une cinquantaine de mètres. La voix : « Cours ! »

Plus un seul passager sur le quai, tout le monde est déjà à bord. Je galope comme je peux, lamentable squelette brinquebalant. Là-bas, le chef de quai m'aperçoit. Une voix dans ma tête : « Jolie femme, on dirait ». Une autre voix en réponse : « On s’en fout, cours ! »

Il ne peut rien m’arriver.

Un claquement sec juste derrière mes talons. Je me retourne, incrédule. Un livre est tombé de mon sac. La voix : « Mais qu’est-ce que tu fous ? » Je m'accroupis pour ramasser le bouquin, puis je reprends ma course.
Cinq mètres plus loin, un second clac : deux livres à terre. « J’ai quand même pas oublié de rezipper une des poches de mon sac !? » La voix : « Si, couillon, tu as oublié, et tu es en train de semer des bouquins dans cette fichue gare ! »
Je m'accroupis à nouveau, ramasse les livres, me relève pour la deuxième fois, les muscles de mes cuisses sont en feu. Plus que vingt mètres.

Il ne peut rien m’arriver.

J’ai déjà pris le train un million de fois. Jamais été en retard, jamais raté un train. Même hier à la Roche sur Yon j’ai embarqué 20 secondes avant la fermeture des portes. Jamais raté un seul train, jamais, pendant toutes ces années de voyages. Jamais.
Les bouquins dans une main, un sac devant, un sac derrière, homme-sandwich. La voix hurle dans ma tête : « Coooours ! »

Il ne peut rien m’arriver.

« Mais pourquoi elle me regarde comme ça, l’air faussement désolé sous sa casquette SNCF ? »

Dix mètres. Chuintement de moteur, de turbines, de roues, de je-ne-sais-quoi-je-m’en-fous. Impression de me retrouver dans un mauvais film. Ce maudit train m’échappe. Me faire ça à moi, je ne peux pas le croire. À une poignée de secondes près. À cause d’une dernière cigarette ! Une simple clope ! Merde !

A bout de souffle, dépité, je regagne le hall de la gare en traînant les godasses. Dehors j'allume une clope, je l'ai bien méritée, non ? La voix dans ma tête : « C'est ça, fume donc ! »

Échange de billet, « SNCF, c’est possible ». Prochain train dans une heure et demie. J’arriverai à l’aéroport de Roissy nettement après le début de l’enregistrement des bagages. Pas grave, ça ira.

Il ne peut rien m'arriver.

La voix insiste : « Bravo mon gars, ça commence fort ! » Mais je n'ai pas envie de me laisser aller à la colère. J’essaie plutôt l’autodérision encore une fois. Le sarcasme, l'ironie, ça je sais faire. Je souris en imaginant les potes me chambrer.

Je traverse le boulevard et vais m’attabler en terrasse du « Café des Plantes ». Patienter une heure et demie. Un café, une clope, un café, une autre clope, trop de cafés, plein de clopes. « Un déca s’il vous plaît ! »
Tiens, un peu de crachin ! Il pleut sur Nantes, comme dans la chanson. Trois fois rien comparé au déluge qui m’attend peut-être demain à Bangkok.

Il est maintenant 10h15, je suis assis dans le TGV, le deuxième, et j'écris ces lignes. J'ai mes bouquins, j'ai mon Nikon, donc tout va bien.

Ce train arrivera à l’aéroport dans environ deux heures. Je me marre tout seul : « Je n’ai jamais raté un avion, jamais ! »

Il ne peut rien m’arriver.

 

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