CHIEN DE GARE

Assis sur un banc de la gare de Chumphon, j'écoute de la musique sur mon baladeur en attendant l’arrivée du train pour Bangkok. Ce train remonte de la frontière malaisienne. Je m'attends donc à une heure ou deux de retard. Le tarif habituel, quoi.

Soudain l’un de mes écouteurs m'est ôté de l'oreille. Je me retourne. Quel culot ! Elle se tient là, debout à côté de son vélo, avec mon écouteur dans la main. Elle glisse celui-ci dans son oreille puis jauge ma réaction, comme si elle avait l'habitude de faire ce coup-là à tous les backpackers de passage dans cette gare.
Elle fait un O de stupeur en entendant AC/DC.

- Comment t’appelles-tu ? je lui demande en thaï.
- Je m’appelle Gik, me répond-elle distraitement.
Elle appuie négligemment son vélo le long du banc puis commence à tapoter les touches de mon mp3. AC/DC laisse alors la place à Pink Floyd qui s'évanouit aussitôt pour Bashung, puis Sade, Albinoni, Brel...

Au bout de trente secondes de ce petit jeu, elle me plaque là avec mon baladeur puis déguerpit aussi vite qu’elle était apparue.
Euh, suis-je censé rester ici à surveiller son vélo ?

Quelque part dans la rue devant la gare, j’entends la mélodie triste du morceau de guitare « The Loner » de Gary Moore. Curieuse coïncidence pour un voyageur solo. J’apprends ensuite qu’un groupe de rock des environs est en répétition.

Un peu plus tard Gik déboule à nouveau en courant sur le quai puis s'arrête net devant le museau d'un vieux chien plutôt beige et plutôt sale, qui était déjà couché là lorsque je suis arrivé une heure plus tôt.

Elle commence alors à frapper dans ses mains tout en ordonnant au chien de se réveiller. Je me marre en la voyant faire son cirque. Le chien, lui, c'est tout juste s'il daigne soulever une paupière : on lui a fait ce coup-là tellement de fois, tu penses !
Gik déclare forfait et s'éloigne vers la petite boutique qui fait office de bar-resto-supérette un peu plus loin sur le quai.

Mon train finit par entrer en gare avec deux heures de retard.
“Mai pen rai” comme on dit ici, pas de problème, tout va bien, c’est la Thaïlande. Je grimpe, pose mon sac à dos sur le siège que j’ai réservé et je retourne m'asseoir sur les marches du wagon.

Les yeux dans le vague, j'attends patiemment que le personnel de service prépare les couchettes. La nuit sera longue, peut-être même blanche. La dernière fois, je n’avais pas fermé l’œil à cause des balancements, cahots et grincements de toutes sortes. Mais bon, au moins je serai allongé, c’est déjà ça. Et je n’aurai plus qu’à compter les heures qui me séparent de la gare Hua Lamphong de Bangkok.

BANGKOK, THAÏLANDE - Sur le quai de la gare Hua Lamphong, un homme se tient immobile en admiration devant le portrait du roi.

BANGKOK, THAÏLANDE
Sur le quai de la gare Hua Lamphong, un homme immobile en admiration devant le portrait du roi.
Photo © Hugues Hardy

Un jeune homme portant le maillot de l’équipe de Liverpool passe de voiture en voiture avec des boissons dans une glacière et des friandises dans les poches. Je lui prends deux canettes de bière Chang et une poignée de noix de cajou. Ce qu'il me demande est très supérieur au prix habituel. Je le sais, et il sait que je le sais. Il me gratifie d'un sourire un peu gêné et de quelques noix de cajou supplémentaires. Allez, ça fera l’affaire.

Tout à coup le vieux moteur diesel se met à rugir à l’avant. Les crochets d’attelage des wagons produisent alors une série de ‘klang’ métalliques assourdissants. Tous ces morceaux d’acier qui grincent et s’entrechoquent, toute cette carcasse en train de se tendre, ça ne tiendra jamais, le convoi entier va se disloquer, c’est sûr !

Mais non, le vacarme s’arrête au bout de quelques secondes. Le train s'ébranle alors, très lentement, presque en douceur, on dirait qu’il glisse.

Le vendeur de boissons me tape sur l’épaule, je m'écarte rapidement de la portière restée ouverte. Il dévale les quelques marches, ses tongs claquent sur le quai. Il me sourit et met un pouce en l’air, tout va bien.

J’aperçois Gik à nouveau, elle rit aux éclats aux côtés d’une amie qui tape du pied à dix centimètres de la truffe du vieux cabot qui fait la sieste. Je l'appelle, Gik et son amie se retournent, nous nous faisons au revoir de la main.

Je me dis qu'à elles deux, elles ne totalisent même pas l'âge du vieux chien qui a sans doute passé toute sa vie sur les pavés colorés de la gare de Chumphon, indifférent aux fillettes espiègles, à la bière trop chère et aux trains toujours en retard.

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