PARCOURS

Mon histoire avec la photographie a commencé le jour de mes treize ans. Mes parents – particulièrement mon père, voyant que je n'allais pas suivre la voie artistique qu'il avait lui-même choisie (dessin et peinture) – m'ont offert un petit instamatic Kodak. Ça a été une révélation immédiate. Depuis ce jour, la photographie n'a jamais quitté ma vie.

Une quête de liberté

J'ai vécu longtemps en essayant d'imposer à la vie mes désirs et ma vision. Je prenais mes désirs pour des besoins, cherchant à me conformer au modèle « idéal » que je croyais devoir suivre, comme ceux de mon âge. Je pensais savoir ce dont j'avais besoin. J'avais tort.

À 29 ans, après plusieurs tentatives infructueuses pour faire entrer ma vie personnelle dans le moule des autres, j'ai admis ne plus savoir quoi faire pour me sentir à ma place. Cette acceptation m'a libéré d'une pression énorme. Elle a créé un espace en moi pour autre chose, qui attendait simplement que je lui laisse la place. J'ai alors compris ce dont j'avais véritablement besoin : la liberté de temps, de mouvement, de création.

J'ai pris une décision radicale, une de ces décisions qui façonnent la suite d'une vie : faire de cette liberté mon axe central. J'ai commencé par prendre une année sabbatique pour partir en voyage photographique, expérience qui allait confirmer cette nouvelle direction. Aujourd'hui, cela fait presque trente ans que j'ai autant besoin de cette liberté que de l'air que je respire. Elle a déterminé mon mode de vie, mes voyages, mes projets créatifs. Bien sûr, elle a aussi été à l'origine d'un sentiment de différence avec le monde qui m'entoure, sensation récurrente qu'il m'a fallu apprendre à apprivoiser.

Cette liberté, je l'ai financée en renonçant au superflu et en acceptant un mode de vie plus simple, mais aussi en gardant des activités professionnelles flexibles qui me permettent de partir plusieurs mois par an. J'ai appris que la vraie richesse, c'est le temps disponible pour créer.

Cette philosophie de vie s'est naturellement traduite dans ma façon de voyager et de photographier. Je descends d’un métro, d’un bus ou d'un tuk-tuk, et je me mets à flâner. Je me perds dans les rues, je laisse venir les hasards. Je voyage comme je photographie : sans itinéraire, sans plan préétabli, en me laissant conduire par une rencontre, un regard, un son, une ambiance. Mon credo est de ne jamais sortir sans un appareil photo. J'ai appris que les images les plus précieuses naissent souvent lorsqu'on ne s'y attend pas – et c'est précisément ces photos imprévisibles qui m'ont le plus surpris dans mon parcours, celles que je n'aurais jamais pu capturer si je n'avais pas toujours un boîtier sur moi.

L'évidence du noir et blanc

Le noir et blanc s'est rapidement imposé comme une évidence esthétique. Il va droit à l'essentiel, s'adresse aux émotions sans distraction. Il offre une souplesse expressive unique : présentez un même négatif à dix photographes, vous aurez dix interprétations différentes. Douceur et nuances de gris pour certains, contrastes violents – presque seulement noir ou blanc – pour d'autres. Cette flexibilité m'attire.

Ma pratique se concentre sur la photo sur le vif (street photography, portraits environnementaux) et la photographie de paysages. Mes terrains de prédilection : l'Asie du Sud-Est où j'ai passé plus de trois ans, le Maghreb que je parcours régulièrement depuis 1997.

La couleur, à l'inverse, supporte mal le traitement poussé. Elle exige davantage de réalisme, sinon elle donne rapidement l'impression d'être truquée, artificielle, tout comme le traitement HDR ou les filtres à la mode.

Cette approche du noir et blanc s'inscrit dans une démarche plus large de simplicité et d'authenticité. Je ne cherche pas à suivre les modes. Je suis une sorte de dinosaure dans un monde obsédé par la technologie et le tape-à-l'œil. Formé à l'argentique, je suis passé au numérique par nécessité pratique, mais j'ai gardé la même philosophie de traitement : je n'utilise pas le photomontage, les filtres tendance ou l'IA. Je joue simplement sur la densité et le contraste, comme autrefois en chambre noire. Ces « contraintes » volontaires me permettent de documenter la réalité de la vie plutôt que de fabriquer des images artificielles.

Mon passage de l'argentique au numérique s'est finalement bien passé, après l'effet de surprise initial. J'y ai trouvé la possibilité de photographier davantage sans que cela coûte plus cher – et accessoirement, de ne plus m'abîmer les mains dans les bacs de chimie ! Je suis content d'avoir fait mes classes en chambre noire, mais je ne regrette pas le progrès pour autant. J'aime la technologie, mais je ne la laisse pas me dépasser dans ma façon de faire des photos. Je privilégie un bon boîtier et un objectif de qualité, tout en restant minimaliste dans la quantité de matériel.

Entre humain et nature : un équilibre nécessaire

L'effervescence des rues me dynamise, la quiétude des paysages m'aide à me poser. Ma pratique alterne entre ces deux pôles, comme une respiration nécessaire.

Ce qui me guide dans cette alternance, ce n'est pas une méthode, ni une technique, mais plutôt l'intuition. Cette approche intuitive s'accommode parfaitement de la solitude, qui a d'ailleurs joué un rôle clé dans mon développement artistique. Lors de mon année sabbatique et de mon voyage en 1997-98, j'ai appris à ne plus la craindre. Elle a alors cessé d'être une menace pour devenir un espace de liberté.

Photographier en solo est une nécessité pour moi ; je ne peux pas être authentique si je dois composer avec les attentes ou le rythme d'un compagnon de voyage. Cette liberté est la condition même de ma pratique photographique. J'ai besoin que mon temps et mes gestes m'appartiennent entièrement. Ce n'est qu'ensuite que je redeviens disponible aux autres.

Les voyages qui font l'homme

Bernard Lavilliers l'a parfaitement exprimé en chanson : « Pas moi qui ai fait les voyages. C'est les voyages qui m'ont fait. » Ces paroles résonnent profondément en moi. Mon parcours est jalonné de voyages, de rencontres improbables, mais aussi d'innombrables anecdotes marquantes.

Comme ce jour au Vietnam où, parti marcher sans but, j'ai rencontré par hasard deux grands photographes du pays, et me suis retrouvé autour d'un café dans la galerie de l'un d'eux. Ces hasards, je les provoque en me rendant disponible, en lâchant le besoin de contrôle. Parfois, les réactions des personnes que je photographie sont inattendues : il m'est arrivé que des rencontres de rue débouchent sur des relations amicales.

Il y a aussi ces moments de frustration, comme cette excellente image que j'ai effacée par erreur sur l'écran LCD de mon boîtier alors que je voulais simplement faire de la place sur ma carte mémoire. Ces petits drames du numérique font aussi partie de l'apprentissage.

Ce qui compte vraiment

La photographie est ainsi devenue le prolongement naturel de ma façon de vivre. J'y cherche le même sens de la liberté, la même simplicité que dans mon quotidien. L'accumulation matérielle et la course à la réussite sociale m'indiffèrent totalement. Je préfère l'indépendance, le minimalisme, le voyage au rythme lent. Cette façon d'être n'est pas un effort : seulement quelque chose qui s'est imposé à moi clairement.

Ce qui m'importe avant tout, c'est le plaisir de créer, puis la résonance intime qu'une photo peut provoquer chez quelqu’un. Je crois qu’une photo n’est bonne que lorsqu’elle parvient à toucher l'émotion du spectateur – ce qui provient très souvent de l’instant capturé, et si possible d’une composition maîtrisée même dans le feu de l'action. Je suis curieux de la rencontre entre l'image et le regard du visiteur. Parfois, un spectateur s'attarde devant une photographie et y découvre un sens que je n'avais pas formulé moi-même. Alors la photo prend une autre dimension.

Les compliments, en comparaison, comptent peu. Oui, ils flattent et font plaisir, mais ils ne nourrissent pas comme le fait de surprendre une émotion instantanée chez quelqu'un. Les critiques ont aussi leur valeur : elles ouvrent sur d'autres points de vue, que je prends en compte lorsque cela me paraît juste.

En fin de compte, ma photographie n'est pas une carrière ni un produit. Comme dans ma vie, je ne cherche pas à forcer les choses : je regarde seulement ce qui se présente. Il me reste alors à dire oui ou non. C'est ma manière de vivre. Elle est en décalage, minoritaire. C'est ainsi. C'est la mienne. Une façon d'habiter le monde sans précipitation, d'accorder de l'attention aux choses et aux personnes autour de moi, et de capturer des images qui deviennent les témoins silencieux de ce que j'ai vu.

Cette démarche constitue le développement d'une approche photographique documentaire personnelle.